Cour de cassation (Ch. civ.) — 18 mars 1878

 

 

(S. 1878. 1. 193, note Labbé)

 

 

Fraude à la loi

 

 

Il y a fraude à la loi en droit international privé lorsque les parties ont volontairement modifié le rapport de droit dans le seul but de le soustraire à la loi normalement compétente.

 

 

(Princesse de Bauffremont C. Prince de Bauffremont)

 

 

faits. — Le 1er août 1874, la Cour de Paris prononce la séparation de corps entre le prince de Bauffremont, citoyen français, et son épouse, belge d’origine, devenue française par le manage. A cette époque, la loi française applicable en l’espèce n’admet pas le divorce; cette prohibition ne convient pas à la princesse. Profitant de ce que la séparation de corps lui restitue la liberté de choisir seule un domicile séparé, elle se transporte temporairement dans le duché de Saxe-Altenbourg dont elle obtient la nationalité le 3 mai 1875. Désormais sujette de cet Etat allemand, elle recouvre sa liberté matrimoniale gr‰ce à sa nouvelle loi nationale qui considère comme divorcés les catholiques séparés de corps. La princesse peut épouser celui pour lequel elle a entrepris le voyage en Allemagne; le 24 octobre 1875, à Berlin, elle convole avec le prince Bibesco, sujet roumain.

Le procédé dépla”t au prince de Bauffremont, quant à lui toujours Français et toujours marié avec celle qui désormais se dit l’épouse d’un autre. Il engage une procédure pour clarifier sa situation, demandant au Tribunal de la Seine, l’annulation, d’une part, de la naturalisation obtenue sans son autorisation, d’autre part, du second mariage contracté pendant l’existence du premier au mépris de l’interdiction de la loi française.

Un jugement du 10 mars 1876 lui donne satisfaction. En un premier motif, il est déclaré que « la princesse de Bauffremont n’a pu valablement acquérir à défaut de l’autorisation de son mari, la nationalité de l’Etat de Saxe Altenbourg et… elle était encore française lors du mariage contracté par elle, le 24 octobre 1875 ». Un second motif observe, sur le mode conditionnel, qu’aurait-il reçu l’agrément du mari, le changement d’état recherché par la femme n’aurait pas résulté de « l’exercice légitime d’une faculté conférée par la loi… [mais] n’en serait que l’abus… [et] qu’il appartiendrait toujours à la justice de repousser des entreprises également contraires aux bonnes moeurs et à la loi ».

Sur appel de la princesse, la Cour de Paris constate que le débat a pour objet, non la validité de la naturalisation étrangère, sur quoi elle se juge sans compétence, mais « les effets légaux au regard de la loi française » que cette naturalisation pourrait produire. Par arrêt du 17 juillet 1876, elle juge que, sans autorisation du mari, l’acquisition volontaire de la nationalité étrangère était impropre à libérer la princesse de l’allégeance française et donc des contraintes de la toi française ; elle ajoute que même si les époux en avaient été d’accord, ils n’auraient pas eu le pouvoir d’éluder, par un changement de nationalité, « les dispositions d’ordre public de ta loi française qui les régit ». Ainsi, la Cour d’appel donne-t-elle à son tour deux motifs pour déclarer l’acte de naturalisation « inopposable au mari » et confirmer le jugement maintenant l’épouse dans les liens de sa première union (v. D. de Folleville, De la naturalisation en pays étranger des femmes séparées de corps en France et de l’incompétence des tribunaux en cette matière, 1876).

La princesse se pourvoit en cassation. Elle propose deux moyens. Tel que l’entend la Cour de cassation, le premier n’intéresse pas le droit international privé. Ce n’est pas le cas du second qui reproche à la cour d’appel de n’avoir pas su apprécier la régularité ni l’efficacité du changement de nationalité.

Pourvoi en cassation par la princesse de Bauffremont. — lº moyen. Violation des art. 215 et 217, C. civ., en ce que la Cour, dans l’arrêt attaqué, a admis la princesse de Bauffremont, mariée en Allemagne au prince de Bibesco, à ester en justice en appel pour soutenir la validité de son second mariage sans autorisation maritale ou de justice.

2º moyen. Violation des art 3, § 3, 17, 108, C. civ.; fausse application des art. 215 et 217, C. civ.; violation de l’art. 1124, § 3, du même Code; violation de l’art. 227, C. civ., et de la loi du 8 mai 1816, en ce que la Cour a refusé d’apprécier ta naturalisation d’après la loi du pays où elle a été obtenue, et refusé ensuite d’apprécier la capacité pour la femme de convoler en secondes noces d’après ta loi sous l’empire de laquelle elle était placée par sa naturalisation,

 

 

arrêt

 

La Cour; — Sur le premier moyen; — Attendu que, si la femme mariée ne peut ester en jugement, à aucun degré de juridiction, sans l’autorisation de son mari, il n’est pas exigé par la loi que cette autorisation soit expresse ; qu’elle peut, lorsque le litige est engagé entre deux époux plaidant l’un contre l’autre, être tacite et résulter notamment de ce que le mari, ayant provoqué le débat, y a appelé sa femme; qu’en l’actionnant, le mari l’autorise à défendre sa cause contradictoirement avec lui ; que, dans l’espèce, le défendeur (au   [*44]  pourvoi) a introduit devant le tribunal civil de la Seine, contre la demanderesse, sa femme, une action en nullité, tant du mariage contracté par celle-ci, le 14octobre 1875, à Berlin, avec le prince Bibesco, que de l’acte de naturalisation passé ‰ Altenbourg le 3 mai précédent; qu’intimé plus tard sur l’appel interjeté par la demanderesse du jugement intervenu, il a accepté le débat, et, loin d’élever aucune exception, il a, par des conclusions formelles, contesté les prétentions dans lesquelles la demanderesse avait succombé en première instance, et demandé aux juges d’appel l’invalidation des actes dont l’annulation avait été l’objet même de sa demande originaire; qu’il a par là tacitement maintenu et confirmé, au second degré de juridiction, l’autorisation tacite qui, au premier degré, résultait de ce qu’il avait actionné sa femme; qu’ainsi, il a été satisfait aux exigences des articles 215 et 218 du code civil tant en appel qu’en première instance; D’où il suit que le premier moyen manque en fait;

Sur le second moyen, pris dans ses deux branches — Attendu que la demanderesse, Belge d’origine, est devenue française par son mariage avec le prince de Bauffremont, sujet français; que, séparée de corps et de biens, aux termes de l’arrêt du 1er août 1874, elle est néanmoins restée l’épouse du prince de Bauffremont et française, la séparation ayant pour effet seulement de rel‰cher le lien conjugal sans le dissoudre; qu’ainsi, elle était française et mariée en France, lors du mariage par elle contracté à Berlin avec le prince Bibesco, à la suite de la naturalisation par elle obtenue dans le duché de Saxe-Altenbourg; que l’arrêt attaqué n’a pas eu ‰ statuer et n’a pas statué sur la régularité et la valeur juridique, en Allemagne et d’après la loi allemande, de ces actes, émanés de la seule volonté de la demanderesse; que, se plaçant uniquement au point de vue de la loi française, qui, en effet, domine le débat et s’impose aux parties, il a décidé que, même eût-elle été autorisée par son mari, la demanderesse ne pouvait être admise à invoquer la loi de l’Etat où elle aurait obtenu une nationalité nouvelle, à la faveur de laquelle, transformant sa condition de femme séparée en celle de femme divorcée, elle se soustrairait à la loi française, qui, seule, règle les effets du mariage de ses nationaux, et en déclare le lien indestructible qu’adoptant les motifs des premiers juges, il a, en outre, constaté en fait que, d’ailleurs, la demanderesse avait sollicité et obtenu cette nationalité nouvelle, non pas pour exercer les droits et accomplir les devoirs qui en découlent, en établissant son domicile dans l’Etat de Saxe-Altenbourg, mais dans le seul but d’échapper aux prohibitions de la loi française en contractant un second mariage, et d’aliéner sa nouvelle nationalité aussitôt qu’elle l’aurait acquise; qu’en décidant, dans ces circonstances, que des actes ainsi faits en fraude dc la loi française et au mépris d’engagements antérieurement contractés en France n’étaient pas opposables au prince de Bauffremont, l’arrêt attaqué a statué conformément au principe de la loi française sur l’indissolubilité du mariage, et n’a violé aucune des dispositions de la loi invoquées par le pourvoi;

Par ces motifs— Rejette.

 

 

Du 18 mars 1878.— Cour de cassation (Ch. civ.). — MM. Mercier, prem. prés.; Charrins, prem. av. gén. — MM Chambareaud et Sabatier, av.

 

 

Observations.— t. Prononcé la même année que l’arrêt Forgo (v. infra, nº 7) qui devait introduire la théorie du renvoi dans le droit international prive français, l’arrêt Princesse de Bauffremont est la décision fondatrice, en ce domaine, de la théorie de la fraude à la loi. Dc là, il prend un éclat d’autant plus remarquable qu’à la vérité le rejet du pourvoi en l’espèce n’en exigeait sans doute pas tant. Dés lors, en effet, que la Cour de cassation déduisait du droit français de la nationalité que la Princesse de Bauffremont avait conservé la nationalité française, son maintien sous l’autorité des lois françaises était assuré, et il n’était pas nécessaire, pour dénoncer l’irrégularité au regard de l’article 147 du Code civil du mariage célébré à Berlin, de recourir à la théorie de la fraude à la loi (Audit, La fraude à la la loi, nos 199 et s., p. 49).

Mais on a assez vite oublié que cet arrêt innovait aussi en matière de nationalité. La Cour de Paris avait jugé que si la séparation de corps permet d’après la loi française à chaque époux de choisir librement un domicile séparé, « là où il lui plait, même en pays étranger », elle ne donne pas à la femme licence d’acquérir une nationalité étrangère sans l’autorisation de son mari (Paris, l7 juill. 1876, préc.; v. sur cc point Niboyet, Traité t. 1, nº 319, p. 402). Entérinée par la Cour de cassation, devant laquelle elle n’était pas directement critiquée, cette solution fonde en la cause l’inefficacité en France de l’acte de naturalisation étrangère et cette inefficacité paralyse le jeu dc l’ancien article 17 du Code civil qui enlevait de plein droit la nationalité française à la femme acquérant volontairement une nationalité étrangère. Comme celui du démariage, le droit de la nationalité française a connu de profonds bouleversements depuis 1878 (v. sur l’effet au regard de la nationalité française de l’acquisition volontaire d’une nationalité étrangère l’article 87, C. nat.) et, sur ce point, le rayonnement de l’arrêt Princesse de Bauffremont, s’est considérablement affaibli.

En revanche il conserve aujourd’hui tout son prestige et toute son autorité sur le problème de la fraude à la loi, bien que, comme le révèle la lecture des décisions des juges du fond, celui-ci n’y fût traité qu’à titre accessoire afin de conforter des conclusions atteintes par une autre voie, celle de la nationalité. Avec le temps le subsidiaire a supplanté le principal.

La Cour de cassation assume l’entière responsabilité du phénomène. C’est de façon délibérée qu’elle embo”te le pas à la cour d’appel et se prononce sur une question que la résolution du problème du maintien de la nationalité française de la princesse avait vidée de son utilité. Cette manière d’approuver un motif surabondant tout en lui donnant une formulation plus cohérente, traduit à l’évidence l’intention de préciser la teneur de la notion de fraude à la loi et se fût-il exprimé sur ce sujet en des termes généraux et abstraits, l’arrêt de Bauffremont se serait donné jusqu’à la forme d’un arrêt de règlement. Mais la Cour de cassation a eu la prudence de sa hardiesse et elle a pris garde de ne pas détacher la notion qu’elle fixe des circonstances de l’affaire.

Cette adhérence aux faits se remarque aussi en ce qui concerne la sanction de la fraude: les actes faits en fraude de la loi française sont inopposables au mari.  [*46]  La formule est trop brève et c’est pourquoi on s’efforcera de présenter dans toute son ampleur la réaction qu’appelle la fraude à la loi (II) après avoir étudié la notion elle-même (I).

 

I. —  La notion de fraude à la loi

 

2. Cette notion assemble trois composantes. L’arrêt relève qu’il y eut « obtention d’une nationalité étrangère »— là était le moyen de la fraude, l’élément matériel d’une part, ce moyen rendait inapplicables les « prohibitions de la loi française »— qui était la victime de la fraude et formait son élément légal— et, d’autre part, il était mis en oeuvre n dans le seul but » d’échapper à ces prohibitions— voici l’élément moral, celui qui condamne la manoeuvre. A plus d’un siècle de distance, définissant la fraude à la loi, la Cour de cassation réunira de nouveau ces trois éléments dans une formule plus abstraite: il y a fraude à la loi en droit international privé notamment lorsque « les parties ont volontairement modifié un rapport de droit dans le seul but de le soustraire à la loi normalement compétente » (Civ., 1re, 17 mai 1983, Soc. Lafarge, Rev. crit., 1985. 346, note B. Ancel).

 

A. — 3. L’élément matériel de la fraude s’accomplit dans le glissement délibéré de la situation du fraudeur de l’empire d’une loi à celui d’une autre loi. Divers moyens, plus ou moins élaborés, procurent ce résultat, mais ce qui confère sa spécificité à la fraude à la loi est que ceux qu’elle utilise sont en eux-mêmes tout à fait licites.

Relativement simple est celui employé par la princesse de Bauffremont (v. aussi, Req., 16 déc. 1845, D. P. 1846. 1.7, S. 1846. 1. 100: Paris, 20 juin 1877, Clunet, 1878. 268). La substitution d’une loi à une autre résulte du déplacement de l’élément de la situation que la règle de conflit érige en facteur de rattachement. Le statut personnel et spécialement le divorce étant alors soumis à la loi nationale, la princesse change de nationalité: son statut personnel et le problème de son divorce obéissent désormais à une autre loi nationale.

Cette pratique de la fraude est possible avec toutes les règles de conflit dont te facteur de rattachement dépend pour partie au moins, de la volonté du sujet. Relève ainsi de ce type de fraude celle que laissait craindre sous l’Ancien droit. Le changement de domicile— lorsque celui-ci, dans le conflit de coutumes, déterminait la loi personnelle (v. par exemple, pour la fraude au sénatus consulte vélléien, B. Lemarignier, La conférence des avocats et les conflits de statuts concernant les effets du mariage au début de xviiie siècle, 1961, p. 34)n— ou encore celle qu’aujourd’hui pourrait envisager le créancier-gagiste qui, pressentant l’insolvabilité de son débiteur et désireux de s’approprier le meuble engagé, transporterait celui-ci dans un pays dont la loi prévoit cette issue. De manière plus générale, l’action sur le rattachement dc la règle de conflit est en mesure de répandre la fraude dans tout le champ du conflit mobile (v. F. Rigaux, Droit international privé, t. I, nº 510, p. 375).

 

4. Mais, là ne se limite pas son empire. Ce serait, en effet, faire injure à l’ingéniosité des fraudeurs que de restreindre l’élément matériel à une manipulation du rattachement. La méthode des règles de conflit utilise pour parvenir à la désignation du droit applicable bien d’autres facteurs sur lesquels ta volonté individuelle exerce son emprise.

Pour ne retenir qu’un exemple, on évoquera le cas où la modification de la désignation résulte d’une action sur la qualification. Un père de famille n’avait-il pas converti son droit de propriété relatif à un immeuble situé en France en parts de société civile pour en disposer librement sous l’égide d’une loi qui n’assurait aucune protection à la vocation héréditaire des enfants?

L’ameublissement du bien commandait l’application à la succession de la loi du dernier domicile, ignorant la réserve héréditaire, au détriment de la loi française du lieu de la situation (Aix, 9 mars 1982, Rev. crit., 1983. 282, note G. Droz, maintenu par Civ., l, 20 mars 1985, Coran, Rev, cot., 1986. 66, note "s’. Lequette; pour une autre figure de l’élément matériel v. Paris, 6 juill. 1982, Rev. crit., 1984. 325, note 1. Fadlallah, et infra, obs. sous l’arrêt Bisbal, nº 33; v. cep. Courbe, note, Rev. crit. 1991. 599 et s.).

 

5. A la variété des formes répond l’unité de caractère: pour qu’il y ait fraude, l’élément matériel doit présenter un caractère constant de régularité objective. Au cas où il y a simplement création par quelque moyen de fait d’une représentation fallacieuse de la réalité qui laisse croire à la réunion des conditions d’obtention de l’effet recherché mais recouvre en réalité une violation directe de la loi applicable, il s’agit non de fraude mais de simulation. Par exemple, l’individu qui, par des voies de traverse, réussit à arracher une naturalisation française sans en remplir les conditions légales ne consomme pas une fraude lorsqu’il prétend jouir de la condition de Français. A la différence de la simulation, la fraude ne ment pas. Sans doute agit-elle sur tes faits, mass seulement si cela est permis et susceptible de provoquer le remplacement d’une règle par une autre. La modification qu’elle apporte à la situation est réelle, juridique et licite. Le fraudeur se dépense, non pour tromper, mais pour asseoir te changement de la loi applicable sur des éléments objectifs de régularité juridique qui attestent un respect formel de la règle de droit international privé. Ainsi l’article 544 du Code civil reconna”t au propriétaire le pouvoir de disposer de son droit, donc de l’échanger contre des parts sociales. La liberté domiciliaire ou le droit de changer de nationalité ne sont pas contestables. L’exercice de ces prérogatives est donc irréprochable (v. G. de La Pradelle, « La fraude à ta loi », Trav, comité fr. dr. int. privé, 1971-1973, p. 117).

 

B. — 6. L’élément légal de la fraude est formé par l’impératif auquel le fraudeur se propose d’échapper. Il s’agissait en la cause des « prohibitions de la loi française » qui, depuis 1816, s’opposaient au divorce; la fraude sanctionnée est la n fraude à la loi française ». Ces formules soulèvent deux questions touchant à la consistance de l’élément légal : celui-ci peut-il être constitué par des règles non impératives? peut-il être constitué par des règles de droit étranger?

Sur le premier point, il suffit de rappeler que les règles supplétives, dispositives ou interprétatives ne sont pas moins obligatoires que les autres dés lors que les conditions de leur application sont réunies, étant évidemment entendu que parmi ces dernières figure celle du défaut de volonté contraire. Précisément, il ne faut pas négliger le cas où, n’ayant pas exprime en temps utile celte volonté contraire, le sujet s’en repentant, modifie ultérieurement le rapport de droit de manière à le soustraire aux dispositions de la loi que sa carence a rendu applicables. L’atteinte au caractère obligatoire de la règle éludée est, dans cette hypothèse, la même que dans celle où les dispositions bafouées sont impératives et il n’y a donc pas lieu de lui réserver un traitement différent. C’est dire que toute norme est susceptible d’être l’élément légal de la fraude, dès lors qu’elle est obligatoire pour te sujet (cette proposition est même susceptible d’être étendue des règles aux décisions, v. Batiffol et Lagarde, t. I, nº 374, p. 432, et Paris, 6 juill. 1982, préc.).

 

7. Le second point, celui de la fraude à la loi étrangère, a donné lieu à quelques hésitations (P. Louis-Lucas, « La fraude à la loi étrangère », Rev. crit. 1962, p. I). Le fait est que l’arrêt ci-dessus reproduit n’avait en vue que ta protection des dispositions du droit français et l’idée s’est par la suite répandue  [*48]  que la fraude à la loi étrangère n’était pas sanctionnée par les tribunaux français. Cette opinion a pu trouver deux appuis, l’un général et l’autre particulier, mais tous deux également fragiles.

Par un arrêt Mancini, rendu sur une affaire symétrique, la Cour de cassation approuvait les juges du fond d’avoir refusé dc retenir l’allégation de fraude à la loi italienne qu’une Italienne, séparée de corps, dirigeait contre la conversion en divorce que son mari, italien d’origine, avait obtenue par application de la loi française, après sa naturalisation (Civ., 5 févr. 1929, S. 1930. I. 181, note Audinet). Cette décision a pu encourager l’idée d’une impunité de la fraude à la loi étrangère et pourtant elle puisait sa motivation dans le principe de la séparation des autorités qui interdit aux tribunaux judiciaires « d’apprécier la régularité et la valeur de l’acte du Gouvernement français qui a prononcé la naturalisation ». Elle ne concernait que le cas particulier de la fraude par naturalisation française et il convient de souligner que, dans ce cadre précis, de multiples facteurs s’associent, non pas seulement pour empêcher la sanction d’une fraude à la loi étrangère, mais pour en prévenir la survenance (v. infra, II). Dés lors la leçon de l’arrêt Mancini n’est pas l’indifférence à la fraude à la loi étrangère.

Mais l’arrêt Bisbal est venu auprès des partisans de cette indifférence relayer une jurisprudence défaillante. Cette décision (v. infra, nº 33) a pu être comprise comme consacrant la variabilité de l’impérativité de la règle de conflit selon que celle-ci désigne la loi française ou la loi étrangère le juge n’étant tenu par la désignation de cette dernière que si les parties s’en prévalent. La loi étrangère para”t alors dévêtue en France de son autorité; il n’y aurait donc pas lieu de la défendre contre les entreprises des particuliers.

Cependant, dès l’arrêt Compagnie Algérienne de Crédit et de Banque, il avait été admis que si le juge n’est pas obligé d’appliquer d’office la loi étrangère désignée, du moins lui est-il « loisible » de prendre cette initiative (v. infra, nº 34). Dés lors, rien ne s’opposait à ce qu’il aille jusqu’au terme de sa démarche en imposant le respect de l’autorité de la loi étrangère en dépit des manoeuvres contraires des parties. L’extranéité d’une loi lui assigne peut-être une condition procéduralc particulière, elle n’interdit pas de réprimer la fraude ourdie contre elle (v. Maury, L’éviction de la loi normalement compétente : l’ordre public international et la fraude à la loi, p. 169, note 259). Cette analyse ne peut, au demeurant, qu’aller s’accentuant depuis que la haute juridiction pose que le juge doit appliquer d’office la règle de conflit, désignerait-elle une loi étrangère, lorsqu’elle a sa source dans une convention internationale ou qu’elle porte sur une matière dans laquelle les parties ne sont pas ma”tresses de leurs droits (Civ. Itt, 4 déc. 1990, Soc. Coveco, infra, nº 72).

 

8. Aussi bien d’ailleurs la jurisprudence a-t-elle rallié cette opinion. Sans doute, par arrêt du 12 décembre 1963, la Cour de Paris déclarait que la fraude éventuelle à « la loi étrangère ne peut être retenue par les tribunaux français » (Clunet, 1965. 122, note J.-D. B.), mais elle prenait soin de donner à cette conclusion le motif même que, dans l’arrêt Mancini, la Cour de cassation avait tiré du principe de la séparation des autorités. Six mois plus tard, confrontée à une fraude à la loi étrangère n’impliquant, cette fois, aucune naturalisation française, la même Cour de Paris n’hésitait pas à la stigmatiser en des termes particulièrement énergiques (Paris, 18 juin 1964, de Gunzburg, Clunet, 1964. 810, note Bredin, Rev. crit., 1967. 340, note Deprez). Cette attitude ne se démentait pas dans l’affaire Giroux (Paris, 5 mars 1976, Rev, crit., 1978. 149, note B. Audit, v. aussi Paris, 27 nov. 1981, D. 1983. 143, note Paire) où elle recevait l’approbation de la Cour de cassation (Civ., l, 11 juillet 1977, Rev. crit., 1978, eod. loc.), laquelle proposait ensuite, dans l’arrêt Société Lafarge (Civ., let, 17 mai 1983, préc.) une définition qui assure la protection de « la loi normalement compétente ss, sans distinction d’origine (v. aussi, Civ. 1CC, 2 oct. 1984, Favreau, Rev, crit. 1986. 91, note M. N. Jobard-Bachellier, Clunet 1985. 495 note B. Audit).

On en conclura que si l’arrêt de Bauffremont ne comporte aucune condamnation de la fraude à la loi étrangère, c’est que simplement il n’était appelé à conna”tre que d’une fraude a la loi française.

 

C. — 9. L’élément moral ou intentionnel est le troisième élément constitutif de la fraude. Il est décisif tant sur le plan théorique que sur le plan pratique.

Il est décisif sur le plan théorique parce que la modification volontairement apportée par des moyens licites à un rapport de droit pour en changer le régime juridique n’est pas en elle-même répréhensible. Or telle est bien l’hypothèse que réalisent les éléments matériel et légat précédemment étudiés. Le changement dc nationalité ou de domicile n’est pas interdit, non plus que le voyage ni en principe le transport de meubles à l’étranger. User de ces permissions est a priori légitime. Pour qu’il en soit autrement, il faut que la démarche entreprise, intrinsèquement régulière, soit inspirée par des fins illégitimes, par un dessein frauduleux, un animus fraudis. C’est ce qu’enseigne l’arrêt de Bauffremont lorsqu’il relève que la princesse « avait sollicité et obtenu cette nationalité nouvelle non pas pour exercer les droits et accomplir les devoirs qui en découlent.., mais dans le seul but d’échapper aux prohibitions de la loi française si et cette formule trouvera son écho dans l’arrêt du 17 juin 1983 (Société Lafarge, précité), qui dénonce une manoeuvre conduite « dans le seal but de [se] soustraire à la loi normalement compétent ».

C’est la limitation de l’objectif poursuivi qui, traduisant l’insincérité de la démarche, caractérise le dessein frauduleux. Celui-ci ne réside pas en effet dans le seul désir d’obtenir le résultat prohibé par la loi éludée mais dans le fait de modifier le rapport de droit pour obtenir ce résultat sans accepter les autres conséquences normalement attachées à ce changement (P. Mayer, no 183). Cette disproportion entre la portée du moyen mis en oeuvre et l’utilité qu’on prétend en retirer signe la fraude. En revanche, l’intention n’est pas critiquable et l’élément moral n’est pas formé si la modification volontaire du rapport de droit s’accompagne de l’adhésion sans réserve aux conséquences que ce comportement doit normalement produire (Batiffol et Lagarde, t. I, nº 372, p. 429). Bref, la fraude se traduit par l’intention d’asservir le droit à ses desseins.

Cette analyse a pu favoriser l’idée que l’acte réalisant la fraude reposait sur une cause illicite, ce qui justifiait sa sanction (Batiffol et Lagarde, t. I, ne 375). L’explication est plus satisfaisante que celle de Bartin qui assimilait la fraude à une atteinte à l’ordre public et s’interdisait ainsi de considérer la fraude à la loi étrangère… Elle est pourtant insuffisante car elle laisse échapper tous les cas où l’instrument de la fraude n’est pas un acte mais un fait juridique tel le transfert de domicile ou le déplacement d’un meuble. Maury enseignait que le véritable fondement était dans la notion d’abus de droit (op. cit., p. 163); telle était aussi l’opinion du Tribunal de la Seine dans la présente affaire (v. supra, p. 43). L’idée habille assez bien le détournement de prérogative que consomme la réunion des trois éléments matériel, légal et moral de la fraude à la loi.

 

10. L’élément moral est également décisif sur le plan pratique. Il s’agit alors de la preuve. Celle-ci n’offre pas de difficulté particulière à propos des deux autres composantes: à qui voudra le soumettre aux dispositions éludées, le fraudeur dira n’avoir rien à se reprocher et reconna”tra sans peine l’élément matériel qui à son tour confirmera l’élément légal. Il sera plus délicat d’établir l’élément moral. Le problème est celui de la recherche et de l’appréciation des intentions. La dénonciation de la fraude se heurterait ici à l’insuffisance des moyens d’investigation.  [*50]  Cependant si sérieux que soit l’obstacle, il n’est pas insurmontable. L’insincérité du fraudeur éclatera chaque fois que se prévalant du changement de loi applicable, il sera dans l’impossibilité d’opposer une justification plausible à qui aura démontré l’écart entre la portée juridique de l’élément matériel et l’exploitation trop limitée, sélective, qui en est faite « il existe manifestement des cas où l’évidence est acquise » (Batiffol et Lagarde, t. 1, nº 372, p. 430; pour un exemple de justification admise, v. Civ 1,e, 17 févr. 1982, Baaziz, Rev. crit. 1983. 275, note Y. Lequette).

C’est alors qu’il faut envisager la réaction de l’ordre juridique à ce défi que représente pour lui la fraude à la loi,

 

II.&nbap;— La réaction à la fraude à la loi

 

11. L’arrêt déclare non opposables au prince de Bauffremont « les actes faits en fraude de la loi française… » Ainsi exprimée, la solution appelle quelques précisions (B). Au demeurant, cette inopposabilité est une réaction a posteriori, qui intervient face à une fraude consommée. Mais comme celle-ci n’est que l’exploitation délibérée d’un manque d’harmonie entre règles d’un même ordre juridique, ce dernier peut aussi s’efforcer de se corriger lui-même et d’empêcher ainsi les entreprises dirigées contre son autorité. Le droit international privé propose des exemples de cette politique de prévention de la fraude (A).

 

A. — La prévention. — 12. L’arrêt attaqué de la Cour de Paris, dans cette affaire de Bau[[fresnont, suggère un moyen de dissuader le fraudeur éventuel d’engager la manoeuvre en subordonnant à l’autorisation du mari la possibilité pour l’épouse séparée de corps de changer de statut personnel, cette decision empêchait que ne fût accompli en l’espèce l’élément matériel de la fraude et retirait tout intérêt à la villégiature allemande. Certes, la défense n’est pas sans défaut; elle laisse ‰ découvert le cas de la complicité du mari à la fraude de la femme. Mais ce qu’il importe de retenir de cette esquisse imparfaite, c’est que des conditions judicieusement définies pourraient en renforçant les exigences dont dépend le changement de l’élément matériel éviter que celui-ci ne soit employé poor tourner l’autorité de la loi.

Au demeurant, il est aussi envisageable à cette fin, de réformer, non pas les conditions de régularité, mais les effets de l’élément materiel ; il suffit pour prévenir la fraude de lui retirer, relativement ‰ telle ou telle matière sensible, la vertu d’opérer le changement de statut recherché.

 

13. La première méthode, celle qui agit sur les conditions de l’élément matériel, est suivie par le droit de la nationalité française et les avatars de la règle de l’article 17 du Code civil en offrent l’illustration. Ce texte, on le sait (v. supra), sanctionnait l’acquisition volontaire d’une nationalité étrangère par la perte de la nationalité française. On a craint qu’il ne soit exploité par les hommes en ‰ge de porter les armes pour se soustraire à la conscription. C’est ce qui explique qu’à leur égard, la loi du 26juin 1889, quelques semaines avant la loi du 15juillet 1889 sur le recrutement militaire, a suspendu la perte de la nationalité française en ce cas à une autorisation du gouvernement (v. P. Lagarde, La nationalité française. Dalloz. 2ºèd.. 1989, nº5 212 et s.). Aujourd’hui encore, la répudiation de la nationalité française corrélative à l’acquisition volontaire d’une nationalité étrangère n’est admise pour le Français de sexe masculin de moins de trente-cinq ans que s’il a satisfait à ses obligations militaires (art. 89, C. nat., cpr. art. 94, al. 2, C. nat.). La fraude est ainsi rendue impossible, l’élément matériel dévorant l’élément légal— le premier ne pouvant advenir que si le second (le manquement aux dispositions gênantes) est exclu.

La démarche s’apparente— sans s’identifier à celle qu’ébauche le droit de la naturalisation. Les conditions d’‰ge, de stage, d’assimilation et de domicile ainsi que l’exigence d’une initiative volontaire et personnelle de l’intéressé sont propres à empêcher quiconque n’a pas une réelle intention de s’intégrer ‰ la collectivité nationale, d’accéder à la nationalité française et au bénéfice du statut personnel français. L’ensemble des conditions de la naturalisation tend ainsi à garantir la réalité et la sincérité du changement de statut et par consequent, réduit considérablement les risques de fraude. Devenu Français, le naturalisé adhérera à l’ensemble des conséquences attachées à son nouveau statut; il ne pourra se voir reprocher d’avoir modifié sa condition dans le seul but de se soustraire aux obligations que lui imposait la loi étrangère à laquelle il était antérieurement soumis (v. B. Audit, op. cit., nos 339 et s., p. 251 et s. ; P. Mayer, nº 187, p. 156). Telle est d’ailleurs la justification profonde de la jurisprudence de l’arrêt Mancini (préc.). La fraude est ici encore rendue impossible ; l’élément matériel dévore l’élément intentionnel, en ce sens que la régularité du premier suppose que le second, l’animus fraudis, a disparu.

La seconde méthode, celle qui limite l’efficacité de l’élément matériel, est mise en oeuvre par l’article 170 du Code civil, lequel maintient pour les Français domiciliés en leur pays, l’exigence d’une publicité en France du mariage alors même que celui-ci doit être célébré à l’étranger. Le déplacement du lieu de célébration ne décharge pas de l’obligation de publier quoique celle-ci constitue une condition de forme normalement régie par la loi du lieu de confection de l’acte. Il est donc vain d’aller en pays étranger se ménager une discrétion suspecte qui s’efforcerait d’assurer la validité d’une union contrevenant au droit français de fait, la jurisprudence sanctionne par la nullité du mariage la violation de l’article 170 dès lors qu’il y a eu intention de clandestinité, dès lors que « les parties ont entendu faire fraude à la loi française et éluder la publicité prescrite par elle… » (Civ., I, 13 févr. 1961, D. 1961. 349, note G. Holleaux). L’équivalence affirmée entre la fraude à la loi et l’infraction à la règle de la publication montre clairement l’inspiration et l’objectif de l’article 170 du Code civil (v. Maury, op. cit., p. 155).

 

B. — La sanction.— 14. La détermination de la sanction de la fraude à la loi donne lieu à des divergences d’opinions. Certains demandent que les actes frauduleux soient frappés de nullité (v. Batiffol et Lagarde, t. I, nº 375), d’autres qu’ils soient déclarés inopposables (Niboyet, Traité, t. 3, nº5 1090 et s., Maury, op, rit., p. 161 et s.). En dépit de l’autorité considérable qui la soutient, la première solution ne semble pas pouvoir être retenue; quant à la seconde, son accueil ne peut se faire sans distinction.

C’est qu’il convient de ne pas confondre dans la fraude le moyen de celle-ci, c’est-à-dire en l’occurrence le changement de nationalité, et la situation qu’elle a permis de constituer, c’est-à-dire le second mariage. Lorsque la Cour de cassation déclare « que n’étaient pas opposables au Prince de Bauffremont (…) les actes faits en fraude de la loi française u, il semble bien que cela ne doive viser que le premier— l’instrument et non le second le produit. Au cas contraire, en effet, il faudrait considérer que le second mariage est valable vis-à-vis de tous, sauf du Prince de Bauffremont, ce qui serait créer une bien étrange situation… Seule l’annulation du mariage en vertu de l’article 147 du Code civil est ici de nature à rétablir l’autorité de la loi bafouée. Mais cela ne signifie pas que la fraude aura toujours sa sanction dans l’anéantissement de la situation créée. S’agissant de rendre inefficace le subterfuge, la mesure de la sanction sera fournie par cc qu’exige le rétablissement de l’autorité de la loi tournée. Ainsi lorsque la fraude a été faite pour se débarrasser de l’institution de la réserve héréditaire établie par la loi successorale éludée, les exigences de  [*52]  cette dernière ne réclament pas l’annulation entière de la libéralité frauduleuse mais sa réduction. Et de fait, lorsque le cas s’est rencontré, la jurisprudence s’est bornée à faire application des règles de la réduction auxquelles le disposant avait voulu échapper, maintenant la libéralité pour le surplus (Aix, 9 mars 1982, Civ. l, 20 mars 1985, Caron, prée.). C’est dire que l’ampleur de la sanction dépendra de la loi bafouée. « La fraude a pour effet sa propre inefficacité » (VidaI, op. cil., p. 372; W. Goldschmidt, Systema y filosofia del derecho internacional privado, t. I, p. 171).

Encore faut-il pour cela que soit restituée à la loi tournée sa qualité de loi applicable. A cet effet, il suffit, comme le relève justement la Cour de cassation, que l’instrument de la fraude, c’est-à-dire son élément matériel soit déclaré inopposable à la victime de celle-ci. Il s’ensuivra que les intérêts protégés par les dispositions fraudées seront appréciés entre les parties comme si le changement de loi applicable ne s’était pas produit. Mais, s’agissant des intérêts autres que ceux qui sont pris en charge par les dispositions fraudées, le changement de loi applicable sortira son plein effet.