Sirey, 1929. 2. 129

 

NÎMES 17 juin 1929

 

(Voir aussi Cass. Req. 14 mars 1933, S. 1933. 1. 61.)

 


1º Colonies, Guinée, Mariage, Français, Femmes indigènes, Sœurs, Célébration suivant la coutume locale, Preuve, Administrateur de cercle, Témoins indigènes, Mariage entre blancs et gens de couleur, Caractère licite, Français, Statut personnel, Disposition du Code civil, Inobservation, Célébration devant un officier d'état civil (défaut de), Polygamie, Inceste, Nullité, Ordre public. — 2º Mariage, Mariage putatif, Colonies, Unions d'un Français et de deux femmes indigènes, Bon ne foi, Intention de contracter un véritable mariage (absence d'), Mariage inexistant, Art. 201 et 202, C. civ., Non-application, Enfants Succession paternelle, Droits d'enfants légitimes (absence de), Célébration des unions suivant la coutume indigène, Offre de preuve, Pertinence (absence de), Rejet (Rép., vº Mariage n. 1054 et s.; Pand. Rép. eod. verb. n. 1318 et s.).

 

 

La preuve des unions qu'aurait contractés en Guinée un fonctionnaire français avec deux femmes de race indigène suivant la coutume locale, ne peut être établie en justice par des certificats dans lesquels l'administrateur du cercle affirme, sur la foi de témoins indigènes, que cet événement a eu lieu à une date indiquée d'une façon approximative, sans qu'aucune énonciation ne permette de connaître les circonstances qui ont pu donner à ces unions un caractère de publicité ou solennité, ni même de savoir si les témoins ont eu une connaissance personnelle des faits ou s'ils ont seulement fait état de renseignements recueillis indirectement (1) (C. civ., 46, 194).

En effet, la teneur de ces certificats, délivrés par un fonctionnaire du cadre administratif, et seulement pour servir et valoir ce que de droit, ne fournit pas les garanties équivalentes à celles que la loi exige dans les cas où il peut être suppléé par la preuve testimoniale au défaut d'actes de l'état civil (2) (id.).

Si un Français, le mariage n'étant plus interdit entre blancs et gens de couleur, peut se marier en Guinée avec une indigène, il ne peut, du moins sans s'exposer à des poursuites criminelles, contracter un second mariage avant la dissolution du premier. (3) (C. civ. 147, 188; C. pén., 340).

En tout cas, son statut personnel l'oblige à se conformer au Code civil promulgué dans ladite colonie, notamment en faisant précéder son union de publications à son domicile qui reste fixé en France et, s'il y a lieu, d'actes respectueux (4) (C. civ., 154 et s.; 166 et s.).

Par suite, à les supposer effectivement célébrés, les mariages conclus entre un fonctionnaire colonial français et deux sœurs de race indigène, selon la coutume du pays, sont nuls au regard de la loi française, en raison du défaut de célébration devant l'officier de l'état civil et en ce qui concerne la seconde union, des vices de b igamie et d'inceste dont elle est entachée (5) (C. civ., 147, 162, 188; C. pén., 340).

Au surplus, de telles unions ne sauraient même produire les effets de mariages putatifs (6) (C. civ., 201 et 202).

Car, si la mauvaise foi du fonctionnaire français n'est pas, à elle seule, de nature à mettre obstacle, sauf en ce qui le concerne, aux effets du mariage putatif, qui persistent en présence de la bonne foi d'un seul des époux, les art. 201 et 202, C. civ., ne peuvent, cependant, recevoir application que lorsque les intéressés ont eu la volonté de contracter un mariage véritable, et non de s'unir en usant de facilités dues à un état de civilisation arriérée dans des conditions entièrement contraires à l'ordre public (7) (Id.).

Peu importe, d'autre part, que les femmes indigènes n'aient pas soupçonné qu'en se mariant simultanément avec un même homme de race blanche, elles pouvaient commettre un acte répréhensible, la polygamie étant de règle et l'inceste nullement interdit dans la plupart des tribus de leur race, si, dans l'ignorance complète où elles étaient d'un état des personnes tout différent du leur, elles n'ont nullement envisagé la fondation d'une famille au sens de la loi française et n'ont attendu de leur union qu'un établissement plus ou moins durable leur assurant des avantages matériels et une protection personnelle (8) (Id.).

En effet, l'observation de certains coutumes et l'accomplissement de certains rites en vertu desquels une femme noire peut, sans être consultée, être livrée à un Européen pour un temps déterminé n'impliquant nullement l'existence d'un mariage, fait naître des rapports tout différents, — exclusifs de tout lien entre père et les enfants. — sur la nature desquels aucune erreur n'a pu exister dans l'esprit de quiconque et en particulier des femmes passivement soumises à la volonté du chef, ayant toute autorité sur elle (9) (Id.).

Par suite, de telles unions ne peuvent être considérées comme des mariages, même nuls, le consentement préalable des femmes, sans lequel il ne saurait y avoir de mariage, faisant défaut, et l'intention commune des parties étant de leur laisser une portée restreinte (10) (Id.).

En conséquence, l'offre de prouver la célébration desdites unions suivant la coutume indigène, à l'effet d'attribuer aux enfants qui en sont issus les droits d'enfants légitimes dans la succession de leur père, doit être rejetée comme dénuée de toute pertinence (11).

 

(Consorts de Cousin de Lavallière C. Epoux de La Bernardie). — arrêt.

 

LA COUR; — Attendu que les consorts Jean, Gaston et Paulette de Cousin de Lavallière ont interjeté appel d'un jugement rendu, le 9 mai 1928, par le tribunal départemental de Vaucluse, qui, leur [*130] refusant la qualité d'enfants légitimes, a accueilli la demande en partage de la succession de leur père, formée par leur grand'mère paternelle, a ordonné la licitation des immeubles en dépendant et sursis à statuer sur la charge d'une dette hypothécaire grevant la terre de l'Oiseley; — Sur la qualité d'enfants légitimes : — Attendu que les appelants prétendent [*131] avoir droit à ce titre comme étant respectivement nés de deux mariages contractés en Guinée par feu le Cousin de Lavallière, suivant la coutume du pays, et par suite revendiquent l'intégralité de la succession de leur père avec exclusion de la réserve du huitième reconnue à la mère de ce dernier, laquelle est décédée en cours de la procédure régulièrement re[*132]prise par sa fille, dame de La Bernardie; — Attendu que la question qui se pose à cet égard est donc de savoir à la fois si la preuve de la célébration de ces unions se trouve suffisamment rapportée et, dans le cas où il en serait ainsi, quel serait le caractère de ces unions, si elles peuvent être tenues pour de véritables mariages, et produire effet au point de vue de la légitimité des enfants et, par suite, de leurs droits successoraux; — Attendu, en ce qui concerne la preuve, que les appelants entendent la faire résulter de la production faite après le jugement de divers documents, tout d'abord de deux certificats établis sur formules imprimées portant l'en-tête « Colonie de la Guinée Française » cercle de « Kankan » et dans le bas le cachet officiel de la colonie et de la date du 3 mai 1928; que les intimés ont émis des doubles sur l'authenticité de ces documents et la sincérité de la signature non légalisée de l'administrateur Michelonceli; qu'ils ont signalé certaines inexactitudes dans l'indication des noms ou prénoms des femmes indigènes, mères des appelants, mais que la Cour, sans s'arrêter à ces critiques, dépourvues de portée sérieuse, doit s'attacher à apprécier la valeur intrinsèque de ces pièces; — Attendu qu'il y est indiqué seulement que, sur la foi de deux témoins indigènes de Kankan, l'administrateur du cercle certifie que H. de Lavallière a contracté deux unions selon la coutume locale indigène avec deux sœurs; que la date de ces événements n'y est rapportée que d'une façon approximative, vers le 6 nov. 1904 pour le premier, vers le 1er déc. 1904 pour le second; qu'aucune énonciation ne permet de connaître les circonstances qui ont pu donner à ces unions un caractère de publicité ou solennité, lieu et forme de la célébration, nom des témoins, que rien n'indique si les notables entendus le 8 mai 1928 avaient, ni même s'ils pouvaient avoir, à raison de leur âge, une connaissance personnelle des faits accomplis vingt-quatre ans auparavant, ou s'ils ont seulement fait état de renseignements recueillis indirectement; — Attendu que, dans ces conditions, on ne saurait trouver dans la teneur de ces certificats délivrés par un fonctionnaire du cadre administratif, et seulement « pour servir et valoir ce que de droit », les garanties équivalents à celles que la loi exige dans les cas exceptionnels, où il peut être suppliée par la preuve testimoniale au défaut d'actes de l'état civil; — Attendu que ces certificats sont appuyés par la production de simples lettres missives renfermant des attestations sonnées par Soufiane Kaba et autres notables; que, rédigées en une forme dépourvue de toute caractère d'authenticité dans un style na•f et peu clair, elles ne donnent que des indications imprécises, invoquant l'autorité de personnes décédées qui auraient consenti aux mariages et constaté le versement des dots par de Lavallière « suivant la loi musulmane »; —  Attendu que, quelle que puisse être la sincérité de ces déclarations, elles ne peuvent concourir utilement à établir en justice la preuve des actes invoquées et qu'en l'état il y a lieu pour la Cour de décider que ladite preuve tendu ne se trouve nullement rapportée; —  Attendu que les appelants ont demandé par des conclusions additionnelles à l'audience de la Cour à être subsidiairement admis à rapporter cette preuve par voie d'en quête régulièrement ordonnée, suivant les modes prévus par le Code de procédure civile et par la délivrance d'une commission rogatoire, aux autorités judicaires compétente dans la colonie; — Attendu toutefois que même si, compte tenu d'une situation toute particulière et des difficultés inhérentes à un débat judiciaire engagé dans de pareilles conditions, la Cour devait estimer que l'offre en preuve pourrait être accueillie dans les termes où elle a été formulée, il conviendrait de se demander au préalable quelle en serait l'efficacité au point de vue de la solution du procès, et si l'existence régulièrement prouvée de ces unions, contractés suivant la coutume locale, ne réglant que le statut personnel des indigènes, aurait nécessairement pour conséquence l'admission de la demande des consorts de Lavallière, qui devaient être déclarés enfants légitimes; — Attendu que, si telle est bien la prétention des appelants, ils ne vont pas cependant jusqu'à soutenir qu'il s'agit de mariages réguliers et de nature à produire par eux-mêmes tous effets civils; qu'ils en reconnaissent la nullité au regard de la loi française, à raison du défaut de célébration devant l'officier de l,état civil et du vice de bigamie; qu'ils se bornent à invoquer les dispositions des art. 201 et 202, C. civ., et demandent à la Cour de consacrer en l'espèce, à leur profit, la théorie du mariage putatif; — Attendu que la question de la bonne foi ne paraît pas posée avec une grande insistance en ce qui concerne de Lavallière lui-même; qu'il serait bien difficile de soutenir qu'un Français quelconque, et à plus forte raison appartenant à son milieu social et ayant reçu la même éducation, pouvait ne pas se rendre compte qu'en contractant à moins d'un mois d'intervalle deux mariages avec deux femmes, et en particulier avec deux sœurs, appartenant à la race nègre, il transgressait la loi, les préceptes de la morale et les textes des lois de son pays; que de Lavallière n'avait manifestement pas entendu assurer cumulativement à ces deux personnes, ainsi associées à son existence coloniale, le rang et les prérogatives d'épouses à raison de l'ignorance où il se serait trouvé du vice entachant de nullité de telles unions; qu'à cet égard sa mauvaise foi au moment même de la célébration est indiscutable, mais qu'elle ne saurait suffire pour mettre obstacle, sauf en ce qui le concerne personnellement, aux effets du mariage putatif, lesquels persistent si la bonne foi existe de la part d'un seul des époux; qu'il y a donc lieu de procéder au même examen en ce qui concerne les dames Fatou Diana Kaba et Kondié Kaba; — Attendu qu'il n'est pas douteux que ces deux sœurs, ayant toujours vécu à Kankan parmi les naturels de la Guinée, dont l'état social est des plus primitifs, ignorantes des mœurs et coutumes qui servent de fondement aux lois des pays civilisés, n'ont nullement soupçonné qu'en se mariant simultanément avec un même homme de race blanche elles pouvaient commettre un acte répréhensible à quelque point de vue que ce soit; qu'en particulier si Fatou Diana Kaba, dont le mariage a eu lieu bien après celui de sa sœur, n'ignorait pas évidemment l'état de bigamie qui devait en résulter, elle n'avait aucune conscience de l'empêchement qui s'opposait de ce chef à sa célébration, puisque, dans la plupart des tribus de sa race, la polygamie est de règle, et l'inceste nullement interdit; — Mais [*133] attendu que la question ne se pose pas d'une façon aussi simple et qu'il s'agit en réalité d'apprécier si les formalités diverses auxquelles a pu se prêter de Lavallière en novembre et décembre 1904 peuvent être considérées comme constitutives d'un véritable mariage, quels que soient les vices qui pourraient en permettre l'annulation; — Attendu que l'ignorance complète dans laquelle se trouvaient les dames Kaba d'un état des personnes tout différent du leur permet d'avoir la certitude qu'elles n'envisageaient nullement la fondation d'une famille au sens de la loi française; qu'elles n'attendaient de leurs unions qu'un établissement plus ou moins durable, leur assurant des avantages matériels et une protection personnelle; qu'elles n'avaient pas été préalablement consultées, et qu'ainsi faisant défaut le consentement sans lequel il ne saurait  avoir de mariage (art. 146 C. civ); qu'en cette matière l'ordre public est particulièrement intéressé; que le respect de ses prescriptions s'impose à toute personne, et que, d'évidence, il n'aurait pu être toléré qu'un haut fonctionnaire donnât l'exemple scandaleux de la bigamie; que l'intention commune des parties contractantes était assurément de laisser leur portée restreinte à ces unions, que ne constatait aucun acte, et dont la dissolution était toujours possible par simple répudiation sous la seule condition de non-restitution de la dot; — Attendu que si de Lavallière avait voulu contracter un mariage en Guinée, il aurait pu le faire, le mariage n'étant plus interdit entre blancs et gens de couleur (Cass. req. 10 déc. 1838, S. 1839. 1. 492), mais qu'il n'aurait pu sans s'exposer à des poursuites criminelles, en contracter un second avant la dissolution du premier, et qu'en tout cas son statut personnel l'obligeait à se conformer au Code civil, promulgué en Guinée française, et à faire précéder son union de publications au lieu du domicile que, fonctionnaire colonial, il conservait toujours en France (Cass. civ. 10 mai 1880, S. 1880. 1. 250, Refonte Sirey, P. 1880. 1. 593), et aussi d'actes respectueux, qu'âgé de 17 ans seulement, il aurait dû adresser à sa mère, selon la législation alors en vigueur; — Attendu que telle n'a jamais été son intention; qu'il ne s'est jamais considéré comme étant dans les liens du mariage puisqu'il s'est montré à plusieurs reprises, dans sa correspondance, et peu de temps encore avant sa mort, disposé à se marier en France; qu des projets précis ont même été ébauchées; — Attendu que si, sous l'influence de sentiments qui sont tout à son honneur, de Lavallière s'est attaché aux enfants issus de ces relations d'une durée prolongée avec chacune de ses femmes, s'il a fait des sacrifices pour assurer leur éducation en France, du moins n'a-t-il lui-même jamais paru se tromper sur leur situation; qu'en déclarant leur naissance d,une façon tardive devant le juge de paix à compétence étendue de Konakry, le 13 déc. 1925, lui seul les a reconnus, et alors que dans ces actes les mères se trouvent dénommées il ne leur attribue nullement la qualité d'épouses; que, s'il avait considéré ses enfants comme légitimes, il n'aurait pas davantage jugé utile de faire en leur faveur le testament du 25 mai 1921; qu'il résulte de la correspondance que ces enfants n'étaient pas reçus chez leur grand'mère, à Avignon, et qu'aucune possession d'état ne peut être invoquée; — Attendu qu'il est surabondamment démontré que l'observation de certaines coutumes et l'accomplissement des rites par l'effet desquels une femme noire peut, sans être consultée, être livrée à un Européen, pour un temps déterminé, n'implique nullement l'existence d'un mariage; qu'elle fait naître des rapports tout différents, ne créant aucun lien entre le père et les enfants, et sur la nature desquels aucune erreur n'a pu exister dans l'esprit de quiconque, et en particulier des femmes soumises passivement à la volonté du chef, ayant toute autorité sur elles; — Attendu que les dispositions des art. 201 et 202 n e peuvent donc produire effet puisque pour qu'ils soient applicables, encore faut-il nécessairement que les intéressés aient la volonté de contracter un mariage véritable, et non de s'unir en usant de facilité;s dues à un état de civilisation arriérée dans des conditions entièrement contraires à l'ordre public; — Attendu que l'espèce est toute différente de celles qui ont bien des fois donné lieu à des solutions favorables de jurisprudence, et en particulier à l'arrêt de cassation du 5 janv. 1910 (S. 1912. 1. 249, et la note de M. Naquet); qu'il s'agissait en effet d'un homme et d,Une femme de même rac e, appartenant au même  milieu, qui s' étaient mépris sur la nécessité d'observer, pour la célébration de leur mariage, les prescriptions de la loi française, ainsi qu'ils y étaient depuis peu de temps assujettis l'un et l'autre; que leur erreur, commise de bonne foi, ne portait que sur la formalité de la cérémonie, et non sur le caractère de leur union; que leur commune intention était de s'unir d'une façon non équivoque par les liens d'un véritable mariage; — Attendu que la conviction de la Cour étant, au contraire, qu'entre de Lavallière et les deux sœurs Kaba il n'a pas existé de mariage même nul, il ne saurait être tiré de leur convention des conséquences que les parties elles-mêmes n'avaient, pour des raisons d'ailleurs différentes, pu envisager; qu'il y a lieu de dire les consorts de Lavallière enfants naturels reconnus, et ce sans faire droit à l'offre en preuve entièrement dépourvue de pertinence, et confirmer le jugement sur ce point avec ses conséquences au regard de l'art. 945, C. civ.; . . .  Par ces motifs; — Confirme, etc.

Du 17 juin 1929. — C. Nîmes, 1re ch., MM. Trouiller, prés.; Bonnet et Valabrègue, av. (tous deux du barreau d'Avignon).

 

 

Voir aussi : Cass. req. 14 mars 1933, Sirey 1934.1.161

 

 

 

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(1 à 11) L'affaire dont a eu à connaître la Cour d'appel de Nîmes ne présente pas seulement une incontestable originalité elle met en jeu des intérêts juridiques importants.

Les faits peuvent se résumer en quelques mots : un haut fonctionnaire colonial français épouse simultanément à Konakry, selon la coutume locale de la Guinée, deux femmes indigènes. De ces unions naissent en même temps des enfants. Ceux-ci peuvent-ils, à la mort de leur père, réclamer la qualité et les droits successoraux d'enfants légitimes ? Ou bien, au contraire, doivent-ils être considérées comme enfants naturels, auquel cas l'ascendant du de cujus pourra à tout le moins réclamer sa réserve du huitième (art. 915, C. civ.) ?

Le choix entre l'une et l'autre de ces solutions, — la Cour de Nîmes, confirmant un jugement du tribunal d'Avignon, a choisi la seconde, — suppose résolues deux questions :

1º Les unions polygames contractées selon la coutume locale de Guinée par le Français avec les femmes indigènes sont-elles régulières et valables en droit ?

2º Si elles sont nulles, peuvent-elles être néanmoins considérées comme valant mariages putatifs et comme donnant en conséquence aux enfants les mêmes droits successoraux que si elles étaient régulières (art. 201 et 202 C. civ.) ?

 

§ 1er

 

Sur le sort des unions polygames contractées selon la coutume locale de Guinée par le Français avec les femmes indigènes, il ne peut y avoir de difficultés : ces unions sont nulles au regard de la loi française.

Cette solution est indiscutable en ce qui concerne la seconde union; elle constituait, en effet, le Français en état de bigamie. Or, si la polygamie est, dans les colonies françaises, respectée par le législateur comme non contraire à l'ordre public colonial, ce ne peut être qu'en ce qui concerne les indigènes exclusivement : il n'y a pas de trouble apporté à l'ordre social ou à la morale du fait que, conformément à leurs traditions, les indigènes aient plusieurs femmes; la polygamie subsiste aux colonies, et à l'usage des indigènes, comme une véritable institution matrimoniale (V. H. Solus, Tr. de la condition des indigènes en dr. privé, n. 285). Mais, la situation est tout autre lorsqu"il s'agit de Français. Les Français, dans les colonies, restent soumis à la loi française; il est donc bien évident qu'ils ne peuvent pratiquer la polygamie.

Quant à l'union contractée, la première en date, elle n'est pas moins nulle que la seconde. Et cette nullité dérive de l'impossibilité juridique qu'il y a pour les Français résidant aux colonies de se soumettre à la loi indigène en ce qui concerne le mariage.

Sans doute, à la vérité, pourrait-on songer, pour soutenir la validité du mariage du Français avec une indigène selon la coutume locale, à invoquer l'art. 66 du décret du 22 mars 1924 (décret qui réglemente l'organisation judiciaire indigène en Afrique occidentale française; J. off. du 3 avril 1924). Ce texte dit, en effet, qu' « en matière civile et commerciale, les différends entre justiciables des tribunaux français et justiciables des tribunaux indigènes peuvent, d'un commun accord, être portés devant les tribunaux indigènes... Il est fait application des coutumes indigènes ». Or, s'attachant à ce texte, qui prévoit qu'il peut être fait application des coutumes locales à un Français en matière civile, on pourrait être tenté de prétendre que l'expression « matière civile » est tout à [*130] fait générale et qu'elle comprend aussi bien le mariage, contrat civil concernant la famille, que tous les autres contrats civils concernant le patrimoine. Mais cette interprétation doit être rejetée. En parlant des matières civiles et commerciales, le décret du 22 mars 1924 ne vise que le droit du patrimoine, à l'exclusion du droit des personnes et de la famille. Et de même que les indigènes ne peuvent se soumettre à la loi française en ce qui concerne l'état civil et le mariage (V. H. Solus, op. cit., n. 261, p. 292 et n. 302; adde, C. d'appel de l'Afrique occidentale française, 26 janv. 1917, Rec. de législ., de doctr. et de jurispr. colon., 1917. 3 190, Rec. gén. de jurispr. et de législ. colon. et marit., 1925. 1. 11), de même, et inversement, les Français ne peuvent se soumettre à la loi indigène en ce qui concerne les mêmes matières. Les règles qui gouvernent le mariage des Français sont, en effet, des règles d'ordre public auxquelles les Français ne peuvent ni se soustraire ni déroger.

Cette solution a d'ailleurs été consacrée par un arrêt de la Cour d'appel de l'Afrique occidentale française du 12 mars 1920 (Rec. de législ., de doctr. et de jurispr. colon., 1923. 3. 135; Rec. gén. de jurispr. et de législ. colon. et marit., 1923. 1. 222), qui prononce la nullité d'un mariage contracté par un Européen et une indigène selon le rite musulman.

Ainsi donc, le doute n'est pas possible en ce qui concerne la réponse qui doit être donnée à la première question posée : les deux unions contractées par le Français avec les femmes indigènes selon la coutume locale de Guinée sont toutes deux nulles.

Au reste, dans le procès pendant, personne ne soutenait la validité des mariages litigieux : la Cour d'appel de Nîmes prend soin de le constater expressément.

 

§ 2.

 

Beaucoup plus délicate est la question de savoir si ces mariages, nuls en soi, peuvent être considérés comme valant mariages putatifs.

Les appelants le soutenaient; et, si extraordinaire que puisse, au premier coup d'œil, paraître cette solution, nous estimons que c'était avec raison.

La Cour de Nîmes n'a pas cru devoir l'admettre.

Aucun des arguments mis en avant par elle ne nous semble cependant déterminant. Accoutumés à ne connaître que des procès mettant en jeu des règles du droit métropolitain, les magistrats de la Cour d'appel ont été tout naturellement poussés à prétendre soumettre les modes de célébration et de preuve des mariages de droit indigène à des exigences qui sont celles du droit métropolitain. Or, cette assimilation, à laquelle se laissent aller aussi bien des magistrats coloniaux (V. H. Solus, op. cit., n. 265 et s.), les a conduits à des résultats que nous repoussons franchement.

Ecartons tout d'abord un obstacle qu'on aurait pu opposer en l'espèce à l'admission de la théorie du mariage putatif, amis que la Cour, à juste titre, n'a pas retenue, obstacle provenant de ce que les unions litigieuses étaient entachées du vice de bigamie, voire même d'inceste.

Si, en effet, certains commentateurs anciens du Code civil ont repoussé la théorie du mariage putatif lorsque l'union est atteinte du vice de bigamie (V. Delvincourt, Cours de C. civ., t. 1er, p. 145; Toullier, Dr. civ. fr., 6e éd., par Duvergier, t. 1er, n. 657; Ducaurroy, Bonnier et Roustain, Comment, du C. civ., t. 1er, n. 349), il est unanimement admis aujourd'hui que les art. 201 et 202, C. civ., s'appliquent quelle que soit la gravité du vice qui entache le mariage, et spécialement si ce vice est la bigamie. La généralité des termes de l'art. 201, « le mariage qui a été déclaré nul produit néanmoins les effets civils », le commande ainsi. Nombreuses sont d'ailleurs les décisions judiciaires qui ont admis la théorie du mariage putatif au cas de bigamie. V. Cass. civ. 5 janv. 1910 (S. 1912. 1. 249), et la note de M. Naquet; 5 nov . 1913, sol. implic. (S. 19920. 1. 370); Nîmes, 27 oct. 1919 (S. 1922. 2. 33); et la note de M. Cuq; Paris, 11 févr. 1920 (S. 1921. 2. 60), la note et les renvois.

Ce point étant donc acquis, il convient, entrant au vif du sujet, d'examiner les arguments sur lesquels s'est appuyée la Cour de Nîmes pour refuser d'admettre en l'espèce la notion de mariage putatif.

Ces arguments, tels du moins qu'ils semblent pouvoir être dégagés d'un arrêt très touffu, se ramènent à deux :

1º La preuve de la célébration d'un véritable mariage n'est pas rapportée;

2º La bonne foi des époux n'est point établie.

I. Relativement à la question de la preuve de la célébration d'un véritable mariage. — On sait que certains auteurs, s'attachant à la lettre de l'art. 201, C. civ., qui parle du mariage « qui a été déclaré nul », n'appliquent la théorie du mariage putatif qu'aux mariages frappés de nullité absolue ou relative, mais non point aux mariages inexistants; spécialement, et c'est le cas qui nous occupe, ils refusent de considérer comme mariage putatif un mariage qui a été célébré par une personne sans pouvoirs. V . Aubry et Rau, 5e éd., par Bartin, t. 7, § 460, p. 63, texte et note 1; Baudry-Lacantinerie et Houques-Fourcade, Des personnes, 3e éd., t. 3, n. 1906.

Mais cette théorie n'a jamais été accueillie en jurisprudence. Et les tribunaux ont fait produire les effets du mariage putatif au mariage contracté soit par-devant un prêtre (Bordeaux, 5 févr. 1883, S. 1883. 2. 137; Refonte Sirey, P. 1883. 1. 803) soit par-devant un officier de l'état civil incompétent (Trib. de la Seine, 23 févr. 1883, sous Cass. civ . 7 août 1883, S. 1884. 1. 5; P. 1884. 1. 5, avec la note de M. Labbé), soit par-devant un agent consulaire non qualifié (Cass. civ. 30 juill. 1900); S. 1902. 1. 223, et la note de M. Wahl), et même au mariage contracté more judaïco par des Israélites devenus citoyens français (Cass. civ. 5 janv. 1910, précité et la note de M. Naquet).

Et ces solutions favorablement accueillies par la doctrine moderne (Planiol et Ripert, Tr. prat. de dr. civ. fr., t. 2, La Famille, par Rouast, n. 322; Colin et Capitant, Cours élém. de dr. civ. fr., 4e éd., t. 1er, p. 188), se justifient aisément. Outre qu'il est toujours possible de récuser la théorie de l'inexistence en matière de mariage, il est décisif d'observer que les dispositions des art. 201 et 202, C. civ., sont conçues en termes tout à fait généraux et s'appliquent à toutes les nullités, quelle qu'en soit la nature, qu'il s'agisse d'une nullité tenant à la forme ou qu'il s'agisse d'une nullité de fond. Il n'y a

donc pas de raisons juridiquement valables pour que le mariage qui a été célébré par une personne sans pouvoirs ne puisse produire les effets d'un mariage putatif.

Cependant, au défaut de pouvoirs chez la personne qui célèbre l'union, il ne faut pas assimiler le défaut de célébration; car, s'il n'y a eu aucune célébration, c'est le néant, et l'on ne peut rien tirer du néant. De sorte que, — et c'est la conclusion à laquelle aboutit cette controverse, — pour qu'il puisse y avoir mariage putatif il faut, mais il suffit, qu'il y ait une forme quelconque de célébration (Planiol, Ripert et Rouast, op. cit., n. 322, p. 253, texte et note 3), ou tout au moins une apparence de célébration (V. Rouast, note au Dalloz, 1925. 2. 73).

Ceci étant, et s'appuyant sur cette solution, les appelants produisaient, en vue d'établir que les unions contractées par leur auteur avec les femmes indigènes présentaient bien le véritable caractère de mariages susceptibles de valoir comme mariages putatifs, les appelants produisaient, disons-nous, des certificats de mariage délivrés par l'administrateur du cercle de Kankan, lesquels se référaient aux dépositions de deux témoins nommément désignés et particulièrement qualifiés, l'un chef de canton, l'autre notable indigène. Dans ces certificats, il était dit qu'il y avait bien eu mariages célébrés selon la coutume locale indigène. Il ne s'agissait donc pas de simples concubinages, de liaisons telles qu'on en rencontre souvent entre coloniaux et femmes indigènes. La réalité de la célébration attestée par un fonctionnaire français avec indication de la date approximative autorisait dès lors à considérer que les unions litigieuses pouvaient, le cas échéant et les autres conditions étant satisfaites, valoir comme mariages putatifs.

La Cour d'appel de Nîmes, cependant, refuse de tenir compte de ces certificats; bien qu'elle reconnaisse qu'ils sont établis sur formule imprimée portant l'en-tête « colonie de la Guinée française, cercle de Kankan » et qu'au bas figure le cachet officiel de la colonie, elle les tient pour insuffisants. Car, dit-elle, « aucune énonciation ne permet de connaître les circonstances qui ont pu donner à ces unions un caractère de publicité ou solennité, lieu et forme de célébration; nom des témoins... », et, « dans ces conditions, ajoute-t-elle, on ne saurait trouver dans la teneur de ces certificats délivrés par un fonctionnaire du cadre administratif, et seulement pour servir et valoir ce que de droit, les garanties équivalentes à celles que la loi exige dans les cas exceptionnels ou il peut être suppléé par la preuve testimoniale au défaut d'actes de l'état civil ».

C'est contre ce raisonnement que nous croyons devoir nous élever. Il nous paraît en effet vicié par une assimilation, dont nous signalions plus [*131] haut le danger, entre les règles du droit métropolitain relatives à la célébration et à la preuve du mariage et les règles du droit indigène. Il importe de ne pas oublier qu'il ne s'agit pas de faire la preuve d'un mariage valable en droit français, auquel cas les règles de preuve du Code civil concernant les actes de l'état civil ne peuvent être transgressées. Il s'agit seulement d'établir la preuve de mariages célébrés selon la coutume indigène de Guinée.Or, à ce propos, il convient de faire une double observation de portée capitale : c'est que, d'une part, l'organisation de l'état civil français n'est point ouverte aux indigènes et que ceux-ci ne peuvent, encore qu'ils le voudraient, en profiter (V. H. Solus, op. cit., n. 302); c'est que, d'autre part, l'état civil indigène n'a été organisé en Guinée que par arrêté du 11 avril 1919, et encore ne l'est-il que à titre facultatif (V. H. Solus, op. cit., n. 303,)

Il en résulte que, nul acte de l'état civil, français ou indigène, ne pouvant être produit à l'appui de mariages célébrés, selon la coutume indigène, vers la fin de l'année 1904 (l'approximation de la date dont l'arrêt s'étonne provient de ce défaut d'état civil), aucune autre pièce, aucun autre acte que les certificats de mariage versés aux débats, ne pouvait être apporté à l'appui de la célébration.

Pourquoi alors refuser d'accorder crédit et force probante à ces certificats dont on reconnaît par ailleurs le caractère officiel ?

Cette attitude est d'autant plus surprenante que lesdits certificats étaient corroborés par des lettres missives établissant que les consentements requis avaient bien été échangés devant le cadi et que la dot avait bien été versée, le tout suivant la loi musulmane dont relevaient les épouses. Or, si l'on songe que telles sont précisément les conditions de validité et les formes de célébration des mariages indigènes en Guinée (Cf. Arcin, La Guinée française; races, religions, coutumes, p. 344-347), on est étonné du peu de crédit que les certificats de mariage ont rencontré auprès de la Cour d'appel de Nîmes.

On aurait compris, qu'à tout le moins, et pour s'éclairer, la Cour acceptât, au lieu de la rejeter sous prétexte qu'elle n'eût pas été pertinente, la demande d'enquête formée par les appelants.

H. Relativement à la question de bonne foi des époux. — La bonne foi des ou de l'un des époux est, en réalité, il ne faut pas l'oublier, la seule condition mise par le Code à l'existence du mariage putatif (art. 201 et 202). Elle consiste, on le sait, donas « le fait, pour un des conjoins ou pour les deux, d'ignorer l'empêchement qui s'opposait à la célébration d'un mariage valable ou le vice qui a rendu irrégulières les formalités de célébration » (Planiol, Ripert et Rouast, op. cit., n. 317). Il est admis, d'ailleurs, que l'erreur de droit ,au point de vue de la bonne foi, doit être traitée comme l'erreur de fait (V. Cass. civ., 30 juill. 1900; 8 janv. 1910, Nîmes, 27 oct. 1919, précités; adde, Planiol, Ripert et Rouast, op. cit., n. 318). Enfin et surtout, bien qu'il y ait eu9 discussions sur ce point, la majorité de la doctrine et une jurisprudence très ferme décident que la bonne foi des époux se présume et que c'est à la personne qui allègue la mauvaise foi de l'établir (Cass. crim., 18 févr. 1819, S. et P. chr.; Aix, 11 mai 1858, S. 1859. 2. 17; P. 1858, 1082; Cass. civ. 5 nov. 1913, précité; adde, la note de M. Binet au Dalloz, 1914. 1. 281).

Forts de cette jurisprudence, les appelants n'en établissaient pas moins la bonne foi, sinon de l'époux citoyen français, — solution qui se justifierait difficilement étant donné sa situation sociale, sa qualité d'administrateur colonial et les connaissances juridiques que celle-ci supposea, — du moins celle des épouses.

Il est bien évident, en effet, que non instruites des règles du droit français, qui interdisait au Français le mariage polygame selon la coutume locale, placés au surplus dans cette situation inférieure de soumission et de passivité où se trouve traditionnellement la femme dans le continent africain, persuadées, enfin, comme le sont si aisément les indigènes des colonies que tout ce que fait un haut fonctionnaire français est conforme au droit et à la légalité, les femmes indigènes n'ont pas un instant soupçonné les obstacles juridiques qui pouvaient entacher leurs unions de nullité. Cela est indiscutable. En se mariant selon la coutume locale, devant le cadi, elles n'ont pas douté de la validité de leurs mariages. La correspondance versée aux débats, les lettres des mères à leurs enfants venus en France le prouvent d'ailleurs surabondamment.

Et c'est en s'appuyant sur la bonne foi des épouses que les appelants entendaient tirer à leur profit les conséquences de la notion de mariage putatif : de fait, la bonne foi des deux époux n'est pas nécessaire pour que soit admise la théorie du mariage putatif : celle de l'un des époux est suffisante. Elle suffit pour constituer la légitimité des enfants nés de l'union et pour ouvrir à ceux-ci les droits successoraux d'enfants légitimes, même à l'égard de celui des parents qui a été de mauvaise foi (V. Aubry et Rau, 5e éd., par Bartin, t. 7 § 4460, p. 68; Planiol, Ripert et Rouast, op. cit., n. 325; Colin et Capitant, op. cit., t. 1er, p. 190; Cf. parmi les arrêts qui ont été appelés à se prononcer sur la question du mariage putatif : Cass. civ. 15 janv. 1816, S. et P. chr.; Cass. civ. 6 janv. 1910, précité, et la note de M. Naquet). Or, telle était précisément la solution à laquelle entendaient aboutir les appelants : du seul fait de la bonne foi des femmes indigènes, la théorie du mariage putatif devait jouer : les enfants nés des unions litigieuses étaient légitimes et venaient en cette qualité à la succession de leur père, même de mauvaise foi.

La Cour de Nîmes, ici encore, rejette l'argumentation proposée.

Et, après avoir accepté que les femmes indigènes « n'avaient point conscience » de l'empêchement qui s'opposait à la célébration du second mariage, frappé de bigamie et d'inceste, elle affirme que « l'ignorance complète dans laquelle se trouvaient les dames Kaba d'un état des personnes tout différent du leur permet d'avoir la certitude qu'elles n'envisageaient nullement la fondation d'une famille au sens de la loi française; qu'elles n'attendaient de leurs unions q'un établissement plus ou moins durable, leur assurant des avantages matériels et une protection personnelle; qu'elles n'avaient pas été préalablement consultées et qu'ainsi faisait défaut le consentement sans lequel il ne saurait y avoir de mariage » (art. 146, C. civ.).

Cet attendu, par lequel, dans une forme assez contournée, la Cour de Nîmes rejette la bonne foi des épouses , nous semble insuffisant. Plusieurs observations s'imposent à son égard :

Notons tout d'abord que la Cour admet ici la notion de « célébration », — le mot lui-même est employé par elle, — et de réalité du mariage qu'elle a repoussée plus haut et qu'elle repoussera encore plus loin; ce qui est pour le moins une singulière contradiction. Discuter la bonne foi des époux, c'est admettre qu'il y a bien eu mariage.

D'autre part, l'attendu que nous visons contient un rappel des règles du Code civil qui, une fois de plus, révèle la confusion déjà condamnée entre le mariage de droit français et le mariage de droit indigène. L'art. 146, C. civ., est ici tout

à fait hors de débat; il ne s'agit pas d'apprécier si les mariages sont valables selon la coutume locale. Et la seule question à résoudre ici est celle de la bonne ou de la mauvaise foi des épouses.

Or, sur ce dernier point, on est bien obligé de reconnaître que la Cour ne s'est point prononcée avec la netteté qui eût été nécessaire. Après avoir admis que les épouses « n'ont pas soupçonné qu'en se mariant simultanément avec le même homme de race blanche elles commettraient un acte répréhensible », que la seconde épouse « n'a pas eu conscience de l'empêchement qui s'opposait à la célébration de la seconde union », &151; ce qui est une reconnaissance formelle de leur bonne foi, &151; la Cour émet une affirmation catégorique et générale qui tend à ruiner sa constatation précédente.

Sans doute, ne prononce-t-elle pas le mot de mauvaise foi. Mais elle transporte la question sur un autre domaine. Elle s'applique à faire apparaître que les femmes indigènes « n'envisageaient point la fondation d'une famille au sens de la loi française »; plus loin et dans le même esprit, elle affirme que « les intéressés n'avaient point la volonté de contracter un véritable mariage ».

Qu'est-ce à dire ? La notion de bonne foi ne doit pas se comprendre en ce sens que les époux entendent conclure une union de tel ou tel caractère. Elle consiste, ainsi que nous l'avons déjà rappelé, dans ce fait que les ou l'un des époux n'ont pas connu le vice qui entachait leur mariage de nullité Tel était bien [*132] le cas, dans la présente affaire, en ce qui concerne les épouses. Pourquoi, dès lors, tenter de faire dévier le débat en contestant, sans preuves à l'appui, au mariage conclu selon la coutume locale le caractère de véritable mariage ? Que le mariage indigène en Guinée française réponde à une conception dont notre morale s'offense; qu'il puisse être considéré dans la métropole comme une union de qualité inférieure, soit. Il n'en est pas moins, dans la société indigène, le mariage, source de l'organisation familiale; il a rang d'institution juridique; et le juge, comme le législateur colonial lui-même, doit le respecter. On ne saurait donc, en l'espèce, dénier aux femmes indigènes qui s'étaient mariées selon le rite et les cérémonies locales, de bonne foi et sans soupçonner l'empêchement qui s'opposait à la validité de leurs unions, la qualité d'épouses : leurs enfants devaient e n bénéficier.

Et quoi qu'en dise la Cour, il y avait bien similitude entre l'affaire qu'elle avait à juger et celle qui fut soumise à la Cour de cassation, le 5 janv. 1910 (arrêt précité); dans les deux cas, un citoyen français se marie suivant les coutumes locales et devient bigame; dans les deux cas, les épouses qui ignorent le vice de bigamie aux termes de la loi française, sont de bonne foi; dans les deux cas enfin, des enfants invoquent la théorie du mariage putatif pour établir leur légitimité et leur droit de succession à l'égard de leur père. Or, la Cour de cassation n'a pas craint d'admettre la notion de mariage putatif.

Nous nous demandons, en effet, si la solution qu'a consacrée la Cour de Nîmes n'a pas été inspirée par la craint e des prétendus dangers qu'il pourrait y avoir à admettre, en ce domaine, la théorie du mariage putatif. Les femmes indigènes qui vivent en concubinage avec les Européens ne trouveraient-elles point dans ce procédé juridique un moyen commode d'assurer à leurs enfants la légitimité et les droits successoraux qui en dérivent ? Nous n'avons, à la vérité, aucune crainte à cet égard. L'admission de la théorie du mariage putatif est subordonnée, en effet, à l'existence d'un mariage réellement célébré selon la coutume locale. Or, cette circonstance est tout à fait exceptionnelle. Il n'est pas, que nous sachions, dans l'usage des coloniaux, à qui pèsent la solitude et la continence, de procéder de la sorte...

 

Henry Solus.

 

 

 



a Cette constatation révèle l'inutilité de tous les attendus dans lesquels l'arrêt s'attache à analyser la mentalité de citoyen français de M. de Lavallière, son attitude à l'égard de ses épouses et de ses enfants, ses projets de mariage à son retour en France. Ces développements sont inutiles et inopérants.